LES AUTEURS (sélection)
CHAUSSON Ernest
Les écrits d’Ernest Chausson (1855-1899) tiennent essentiellement en un Journal tenu épisodiquement (1875, 1892, 1896) et une correspondance soutenue de fin 1874 à juin 1899, quelques jours avant l’accident de bicyclette qui devait entraîner sa mort. Chausson évoque surtout ses difficultés à composer, notamment Le Roi Arthus qui l’occupera une dizaine d’années (1886-1895) et dont il ne verra pas la création (30 novembre 1903). Dans son Journal comme dans sa correspondance, il reconnaît être surtout tourné vers lui-même et, de ce fait, ne fait guère allusion aux œuvres de ses pairs. Grand voyageur, homme cultivé, il fréquente autant les musées que les salles de concert et disserte volontiers sur les peintres avec son beau-frère le peintre et collectionneur Henry Lerolle. Ses goûts musicaux le portent vers Berlioz dont il est un inconditionnel admirateur. Après avoir assisté en juin 1892 à une production des Troyens à Carthage, « une des plus belles œuvres dramatiques de tous les pays », il fustige Carvalho, le directeur de l’Opéra-Comique, en raison des coupures opérées lors de la production : « … il mérite absolument la mort. Un assassin vulgaire n’est qu’un pauvre homme, mais lui, c’est un misérable et un lâche, car il mutile l’œuvre d’un homme sans défense. Il y a une Société protectrice des animaux. Ne pourra-t-on jamais fonder une société pour protéger les œuvres d’art ? » Il a des affinités avec Schumann, est fasciné par Wagner – il se rend régulièrement à Bayreuth – tout en cherchant désespérément à se « déwagnériser », soutient Franck son maître, ses amis de la Société nationale de musique : Duparc, d’Indy. Il admire les maîtres du contrepoint de la Renaissance, Mozart, Haydn, Beethoven sans toujours le comprendre, mais reste fermé à Brahms, Meyerbeer, Ambroise Thomas, Mascagni et d’une manière générale à l’opéra italien. Le compositeur du Poème de l’amour et de la mer soutient esthétiquement et financièrement les premières œuvres du jeune Debussy, mais il se protège quand il confie le 28 novembre 1893 à Henry Lerolle : « Je vois souvent Debussy. Il est désolé que je refuse d’entendre son Pelléas et Mélisandre [sic]. Vraiment, cette audition me fait peur. Je suis certain d’avance que sa musique me plaira infiniment, et je crains d’être troublé pour la fin de mon pauvre Arthus si ballotté depuis un an. » Néanmoins leur amitié ne tiendra pas face à certains épisodes de la vie privée de Debussy : la rupture de son projet de mariage avec Thérèse Roger, fille d’une amie de Chausson, puis son retour vers Gaby (Gabrielle Dupont) en 1894, et plus encore la tentative de suicide de celle-ci trois ans plus tard quand elle découvre l’infidélité de Debussy. Satie demeure pour lui incompréhensible.
* Beethoven, Brahms, Mascagni, Massenet, Satie
Bibliographie : CHAUSSON Ernest, Écrits inédits : Journaux intimes, Roman de jeunesse, Correspondance, choix et présentation de Jean Gallois, Éditions du Rocher, 1999. – GALLOIS Jean, Ernest Chausson, Paris, Fayard, 1994.
DELACROIX Eugène
« Quelle vie que la mienne : […] Au lieu de penser à mes affaires, je ne pense qu’à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant huit jours, c’est le souvenir d’un air ou d’un tableau. » Delacroix (1798-1863) est un mélomane se rendant assidûment à l’opéra, au concert ou dans les salons particuliers. Il n’est pas seulement l’ami de Chopin auquel il voue une véritable admiration et qui lui sert de référence en matière musicale. À maintes occasions, il rencontre de nombreux compositeurs (Chopin, Halévy, Adam, Gounod, Berlioz, Alkan, Spontini…) et interprètes de son temps (Pauline Viardot, Giuditta Pasta, etc.) avec qui il discute de l’art en général, de la comparaison entre les arts et de musique en particulier. Il adore Mozart – il est membre du club des Mozartistes – tout autant que Cimarosa (Le Mariage secret), goûte les symphonies de Haydn, Gluck, se réjouit à l’écoute de Rossini, apprécie Weber, ne comprend pas toujours le Beethoven symphoniste dont il dénonce les longueurs mais est plus à l’aise avec sa musique de chambre ou ses premières sonates pour piano, range Schubert parmi les rêveurs, place Spontini au-dessus de Cherubini, quitte sa place avant la fin de Nabucco de Verdi et vitupère contre Wagner sans le connaître. Il n’adhère pas aux effets orchestraux de Berlioz, déteste Mendelssohn, n’apprécie guère les quatuors d’Onslow.
Ses goûts sont donc plutôt classiques, avec la méfiance de la nouveauté. « Qu’est-ce que les modernes ont à mettre à côté des Mozart et des Cimarosa ?... Et à supposer que Beethoven, Rossini et Weber, les derniers venus, ne vieillissent pas à leur tour, faut-il que nous ne les admirions qu’en négligeant les sublimes maîtres, qui non seulement sont tout aussi puissants qu’eux, mais encore ont été leurs modèles, et les ont menés où nous les voyons ? » (Supplément au Journal, 19 juillet 1846.)
* Beethoven, Berlioz, Musique italienne, Opéra, Schubert, Verdi, Wagner
Bibliographie : DELACROIX Eugène, Journal 1822-1863, Paris, Plon, 1996.
GAVOTY Bernard
Dans son livre Anicroches, Bernard Gavoty (1908-1981) analyse sa démarche de critique. Successeur de Reynaldo Hahn au Figaro, celui-ci lui trouve dans Beaumarchais son pseudonyme de Clarendon. Organiste, animateur des Jeunesses Musicales de France, conférencier, homme de télévision, biographe (Chopin, Liszt, Vierne, Jehan Alain, Cortot, Enesco, nombreux interprètes), il a également analysé la réception de la musique par les Français (Les Français sont-ils musiciens ? 1950) et tout particulièrement, avec Daniel-Lesur, les problèmes de la musique moderne (Pour ou contre la musique moderne ? 1957). Sincère, ne souhaitant dire que toute sa vérité, celui que Poulenc surnommait « la Gavotte » a été fortement fustigé par les tenants de la musique sérielle des années 1950 et souvent condamné pour ses positions réactionnaires mais toujours franches. Gavoty et Poulenc s’opposèrent par voie de presse, le compositeur déniant aux critiques le droit de proclamer au lendemain d’une première audition l’échec comme la réussite. Rendant compte (dans Le Figaro, 27 juillet 1950) de la création du Concerto pour piano de Poulenc, Gavoty concluait : « Certes il ne s’agit nullement d’un concerto, mais d’un tableautin de mœurs enlevé de main de petit maître. »
* Audition, Chef d’orchestre, Concert, Critique, Festival, Mécénat, Milhaud, Modernité, Musiciennes, Musique aléatoire, Musique algorithmique, Musique concrète, Musique contemporaine, Musique stochastique, Perles, Sérialisme, Webern
Bibliographie : GAVOTY Bernard, Anicroches, Paris, Buchet-Chastel, 1979. – GAVOTY Bernard, La musique adoucit les mœurs ? Paris, Gallimard, 1959.
MAURIAC François
« C’est le seul de mes enfants qui ne soit pas musicien » disait sa mère. Et lui-même : « La musique n’a pas joué le même rôle aux différentes périodes de ma vie. Ainsi, par exemple, je suis resté jusqu’à cinquante ans sans rien connaître de Mozart. Pour moi, il évoquait la symphonie Jupiter et deux ou trois sonates que mes petites cousines de Bordeaux tapotaient au piano. » Ainsi Mauriac (1885-1970), contait-il son rapport distancié à la musique, se déclarant « un illettré en musique ». Mais on peut parler de révélation quand, en 1933, il découvre Don Juan à Salzbourg, le Concerto n° 20 en ré mineur K. 466 joué et dirigé par Bruno Walter. Dès lors, il ne cessera de revenir à « L’enchantement de Mozart » (titre d’une conférence donnée en 1936). L’illumination se poursuivra à Aix-en Provence, au disque, à la radio… Désormais, Mozart est la référence-étalon à partir de laquelle les autres compositeurs sont jugés. « Ce robinet de Bach que j’ouvrais le matin, à France-Musique, j’avais vite fait de le refermer malgré mon amour de Bach. Mozart est celui qui résiste le mieux à cette canalisation des ondes » (Bloc-notes, t. II, p. 265). « C’est du seul Wagner que, dans une certaine mesure, Mozart m’aura détaché » (p. 45). Dans son Journal, Mauriac note en 1934 : « Mozart, ici [à Salzbourg], ne joue pas au dieu, comme Wagner à Bayreuth, et il souffre le partage avec les autres maîtres. » Beethoven fait aussi partie de son panthéon mais à un moindre degré. Quant à la musique contemporaine, il s’en écarte avec réserve : « Où la technique triomphe, je ne suis pas assez cultivé. » Le 8 septembre 1934, Mauriac confiait à Jacques-Émile Blanche : « Je ne juge pas la musique, mais les modifications de mon être sous l’influence de la musique. […] Je ne suis pas musicien, mais je vais à la musique, les yeux fermés, et je la laisse en moi agir et me toucher ; je ne connais pas la musique, c’est elle qui me connaît mieux que moi-même. » C’est le jeune Georges Auric qui dans ses mémoires témoigne d’une réaction franchement négative : « Je fis la connaissance d’Albert Roussel, l’auteur de ce Festin de l’araignée qui exaspérait François Mauriac » (Georges Auric, Quand j’étais là, Paris, Bernard Grasset, 1979, p. 18).
En juin 1962, Mauriac confiait à Maurice Fleuret (Journal musical français, n° 109) : « Si la musique n’a
pas eu de répercussion directe sur mes livres, il me semble cependant que j’ai été très influencé par les romantiques allemands. Mon œuvre romanesque est pénétrée du romantisme de Schubert », un compositeur sur lequel il ne s’est pourtant guère exprimé. Et aussi : « Quand on arrive à la fin de sa vie, comme on voit quel paresseux on a été ! Et j’ai été un formidable paresseux pour la musique. Je ne me le pardonnerai jamais. »
*Bernstein, CHOPIN, Concert, Debussy, Disque, Musique romantique, R. STRAUSS
Bibliographie : MAURIAC François, Mozart et autres écrits sur la musique, recueillis, présentés et annotés par François Solesmes, Paris, Éd. Michalon, coll. « Fonds perdus », 2007.
ZOLA Émile
« Sur le tard de ma vie, je me suis intéressé à la musique, ayant fait l’heureuse rencontre d’Alfred Bruneau ». Il faudra, en effet, attendre le long entretien qu’il accorde à Auguste Germain dans L’Écho de Paris du 7 juin 1891, pour apprendre qu’Émile Zola (1840-1902) a pratiqué la clarinette dans sa jeunesse, mais « qu’à cette époque, [il] n’avait pas du tout, pas du tout, l’oreille juste ». En 1897, il avoue à un musicologue curieux : « Je n’ai jamais été qu’un clarinettiste bien médiocre. […] La clarinette est un instrument merveilleux – qu’on ridiculise un peu, je ne sais pourquoi – […] Je ne puis que vous louer de vous être passionné pour elle et d’en parler comme d’une femme aimée… Les “femmes aimées”, n’est-ce pas ainsi que Berlioz désignait les clarinettes parmi les voix de l’orchestre ? » Zola aurait-il donc lu le Traité d’instrumentation de Berlioz ?
Absorbé par la littérature et le journalisme, Zola abandonna l’instrument et à l’instar d’un Hugo, d’un Gautier ou d’un Flaubert, il finit par partager leur indifférence à la musique. « J’affectais même le plus vif mépris pour l’art des doubles et des triples croches. Mais tout change ; j’ai vu des musiciens, j’ai causé beaucoup avec de mes amis, j’ai lu beaucoup de livres sur la musique, Bruneau est venu, et me voici de nouveau intéressé par l’art que je dédaignais. » Et pour prouver qu’il n’est pas « aussi profane qu’on veut bien le dire », Zola fait référence à une page de L’Œuvre (1886) dans laquelle le personnage de Gagnière, atteint par une « flambée cérébrale » de musique, se livre à une synthèse de l’histoire de la musique de Haydn à Wagner, « le dieu en qui s’incarnent des siècles de musique ». Gagnière de déclarer à propos de Schumann : « Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’as pas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c’est comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine… Parole d’honneur, on se sent mourir… » (L’Œuvre, chap. III).
La réalité est un peu plus subtile. Les Écrits sur la musique de Zola réunis par Olivier Sauvage révèlent un homme plutôt complexé qui fréquente l’opérette en en critiquant les facilités, et qui ne s’estime pas assez connaisseur pour appréhender le grand opéra. « On goûte d’instinct la musique. Pour la juger, j’ai la naïveté de croire qu’il faut l’avoir étudiée » (1er mai 1873). Ou encore : « Je ne suis pas critique musical, et je dois me borner dans mes appréciations techniques » (18 novembre 1876).
Zola applaudit Le Roi de Lahore de Jules Massenet, mais avoue : « Je m’occupe peu de musique, et je dois même confesser que je suis un profane qui bâille aux représentations des œuvres lyriques » (avril 1877).
Dans divers journaux, Zola rendra compte de nombreuses représentations, mais en se limitant aux opérettes, éreintant sans ménagement « le roi du genre », Jacques Offenbach, qui l’irrite et le fascine à la fois. Il voit notamment en Hortense Schneider, l’interprète favorite du compositeur, l’incarnation de la frivolité et il se plaint amèrement que le public, devant un plaisir facile et abêtissant, finisse par avoir le goût faussé. Résigné néanmoins, l’écrivain-critique constate : « Le bourgeois français n’hésitera jamais entre le talent et le génie : il exaltera toujours le talent, et éprouvera devant le génie un effroi caché et la gêne de l’homme qui s’est trouvé dans une compagnie qui l’intimide » (juillet 1875).
Sur le plan des genres, l’auteur pourtant très « naturaliste » de L’Assommoir avoue sa « tendresse pour la féerie, […] le seul cadre où j’admets, au théâtre, le dédain du vrai » alors que « la comédie et le drame, au contraire, sont tenus à être vraisemblables ». La féerie a pour elle « la franchise de la convention » alors qu’il « reste fâché de l’hypocrisie de la convention dans la comédie et le drame » (5 novembre 1877). « Telle qu’elle est même la féerie est drôle, avec ses rois grotesques, ses princesses belles comme le jour, ses amoureux qui peuvent tout et qui gagnent leurs amoureuses après des exploits plus nombreux que ceux de don Quichotte. Je m’y amuse comme un enfant » (27 mai 1878). Partisan du progrès en art, Zola estime les œuvres baroques « vides », mais il en avait fort probablement une connaissance très limitée.
Discourant à plusieurs reprises sur le drame lyrique, Zola estime qu’il doit reposer avant tout sur un bon poème : « Le musicien aura beau dépenser un talent énorme, il n’intéressera pas, il ne pourra faire ni vrai ni grand, si on le force à lutter contre une histoire baroque et des pantins sans cœur ni cervelle » (« Le drame lyrique », in Le Journal, 22 novembre 1893). Dès lors, reprenant l’exemple de Wagner, il conclut dans ce même article : « Je trouve donc qu’il est un peu puéril de discuter sur les parts à faire au librettiste et au compositeur, et j’ai une solution très simple pour les mettre absolument d’accord : c’est que le compositeur soit son propre librettiste. Oui ! ma conviction est qu’aujourd’hui, avec le drame lyrique, le musicien doit écrire lui-même son poème. Je ne m’explique même pas qu’il puisse en être autrement. » En conclusion, il « rêve que le drame lyrique soit humain, sans répudier ni la fantaisie, ni le caprice, ni le mystère. Toute notre race est là, je le répète, dans cette humanité frémissante, dont je voudrais que la musique traduisît les passions, les douleurs et les joies. Ah ! musiciens, si vous nous touchiez au cœur, à la source des larmes et du rire, le colosse-Wagner lui-même pâlirait, sur le haut piédestal de ses symboles ! La vie, la vie partout, même dans l’infini du chant ! »
Zola trouva donc en Alfred Bruneau le compositeur à même de développer ses théories, car « il est le mieux doué pour le théâtre, je veux dire pour la réalisation de ce drame lyrique français débordant d’humanité ». Bruneau composa donc plusieurs ouvrages d’après Zola dont les opéras Le Rêve (1891) et L’Attaque du moulin (1893) et collabora directement avec l’écrivain devenu librettiste pour Messidor (1897), L’Ouragan (1901), L’Enfant roi (1905), lui permettant d’illustrer sa conception du drame lyrique. Après la mort de Zola, Bruneau mit en pratique les théories de son ami en se risquant à trois reprises à écrire lui-même ses propres livrets. Il pratiqua également la critique au Figaro, et au Matin d’une manière que Frédéric Hellouin n’appréciait guère : « La critique musicale de M. Bruneau n’offre rien de critique ni de musical. De plus, avec sa lourdeur, elle rappelle un peu la littérature d’instituteur primaire en mal d’éloquence » (F. Hellouin, Traité de critique de la critique musicale, Paris, A. Joanin & Cie, 1906, p. 147).
Enfin, il faut rendre hommage au journaliste Zola qui décrit avec force détails l’incendie de l’opéra de la rue Le Peletier (nuit du 28 au 29 octobre 1873) ou encore la représentation-gala donnée pour l’inauguration de l’Opéra Garnier rapportée dans Le Sémaphore de Marseille du 8 janvier 1875. Un haut-lieu musical où il soutiendra pourtant à Lucien Puech n’être jamais allé : « Je n’ai jamais vu le fameux escalier ! » (Gil Blas, 10 janvier 1890). Toujours une peur tenace du grand opéra…
BOIELDIEU, HERVÉ, LECOCQ, MUSIQUE, MUSIQUE BAROQUE, OFFENBACH (2), OPÉRA (2), OPÉRETTE, PIANO/PIANISTE, WAGNER
ZOLA Émile, Écrits sur la musique, texte établi, présenté et annoté par Olivier Sauvage, Paris, Éd. Du Sandre, 2013.
SABATIER François, « Musique et naturalisme chez Zola », in La Musique dans la prose française des Lumières à Marcel Proust, Paris, Fayard, 2004, p. 346-389.